EDITO
Par Aliette Guibert


« CYBERIALKILLER » : LE SILENCE EST BRISE
(BREAK THE SILENCE, HANNIBAL, RIDLEY SCOTT)


En 2023, «Cybermonstre, le silence est brisé», premier film de long métrage à gros budget distribué numériquement dans le monde, appararut à tous les écrans cathodiques des populations les plus démunies et dans les murs à cristaux liquides des habitants les plus branchés de la planète. Il était envoyé depuis un serveur personnel installé dans la propriété de GEU (Golden Entertainments Untill, pseudonyme et raison sociale du réalisateur et producteur du film), Louisiane, USA.

Ainsi GEU célébra t'il l'événement relayé et communiqué par le réseau de l'hypermédia, réalisant un rêve vieux de cinquante ans que Francis Ford Coppola avait formulé, sans le mener à bien, dès la seconde moitié du précédent millénaire, pour Zoetrope studio.

Les jours suivants, les Majors lui emboîtèrent le pas. Dix ans plus tard, l'intégralité du fonds d'archives des firmes et des musées du cinéma fut délocalisée par la possibilité de l'accessibilité en ligne.

Le réseau du Hack-Trap avait largement utilisé la formule pour les films du Roundground, en quelque sorte il avait fondé, sans en avoir l'intention, le grand mouvement commercial qui succéda. Plusieurs conséquences en procédèrent. Le réseau H-T créa «picnap», pour remettre en circulation les cinémathèques privées, constituées par les internautes. Une guerre des droits commença, mais l'accès des fonds d'archives pour l'essentiel demeura gratuit.

Les suites de cette situation donnèrent lieu à une révolution ; elle progressa à l'ombre des existences sensibles, mais à l'insu des media et des pouvoirs, de sorte qu'elle ne devint pas manifeste avant 2050. Voici comment elle advint : seuls les nouveaux contenus des télévisions numériques faisant l'objet d'une facturation onéreuse auprès des utilisateurs, alors les populations déshéritées se trouvèrent face au fonds des archives de la culture mondiale. Sauf les experts, les universitaires ou les chercheurs, ou encore les collectionneurs et les amateurs spécialisés, l'événement de l'anthropo-culture basculant du côté des masses des pays émergents devint un événement politique de lui-même, donc incontournable.

Ceux-là mêmes qui s'étaient érigés à coup d'argent local géo-mondial en modèles de l'épisode iconoclaste de la trans-modernité, jusqu'à concevoir leur habitat vide d'objets et d'images et leurs quartiers dépouillés de mobilier urbain, quoiqu'ils recelassent les objets de valeur dans des coffres à leurs banques paradisio-fiscales, s'inculturèrent entre leurs murs dorés. La présence de la technostructure des castes se raréfia, devant les organismes de singularités que constituèrent les peuples critiques, lesquels montèrent au pouvoir sans être dupes.


Revenons aux années archaïques du premier siècle - millénaire 3. GEU avait mis sa fortune et d'autres sans nom dans la grande fresque virtuelle qui lui valut de passer à la postérité. Mais ce fut bien le geste hypermediatique qui fit foi, non le film.

L'auteur avait dû relever le défi des distributeurs défaillants pour sauver la mise engagée, à cause de la critique professionnelle des pays francophones du G12, phares attardés de l'opinion sur le cinéma malgré un festival mondial qui les avaient faits connaître, et qui avaient assassiné le visionnaire en quelque sorte. Sa belle revanche en matière de distribution numérique, gracieusement chez chaque citoyen, d'un film entièrement tourné, pré-monté et monté en techno-virtuel, tous effets spéciaux et sample confondus, exténua les salles à la botte, désormais réservées aux premières et aux galas des OMS.

GEU monta en première place du boxe office de la diffusion des nouveaux contenus filmiques virtuels en ligne, et personne ne fut surpris puisqu'il en avait purement et simplement inventé l'état commun réalisé..


Le film s'intitulait en français Hannibal ; il proposait une variation du modèle de représentation du mythe à des fins cathartiques prôné dans La poétique d'Aristote, (ici les genres violents et la précession filmique de référence, Le silence des agneaux, comme mythologie transmuttable) : purgation des passions vieille comme le monde pour inscrire le nouvel ordre de la cité.

Il s'agissait de signaler la fin de l'engagement dialectique esthétique et éthique à l'horizon du virtuel numérique, (innovation matériale dénaturant la crédibilité de la perception liée aux arts techniques), du moins cette cohérence qui avait fait les beaux jours de la modernité socio-politique post-hégélienne des révolutions industrielles. Il n'y avait qu'à suivre le héros pervers ; lui seul demeurait porteur des valeurs en conscience, en même temps qu'il déconstruisait les mythes fantastiques, ceux que le cinéma n'avait cessé de répéter depuis un siècle. Toutes ces histoires aux images ou personnages légendaires avaient donné lieu aux genres les plus récents dans le maniérisme morbide de la violence, au regard de leur intégration des faits divers montant aux extrêmes de la fiction, à l'époque.

Tout y était : la victime richissime se faisant justice par elle-même (sauf contre-retour de sa propre stratégie ou accomplissement providentiel), achetait à l'effet de son dessein le monde sans qualité. Hormis l'Histoire point de salut. L'Histoire aux poubelles de laquelle était renvoyée l'engence, tel policier florentin descendant, angoissé par ses problèmes de ressources et courant à sa perte, dans une ville muséifiée où tous parlant anglais son destin ne pouvait que lui échapper sinon comme fatalité… Le monde cultivé et la connaissance réservés aux savants anglo-américains, forcément distingués eu égard à la grossièreté ou à la vulgarité du peuple buraucratique : cela correspondait par ailleurs aux budgets de recherche qui s'entendaient déjà au plan des langues, en Europe...

Ce film, d'une rare ironie critique fut perçu comme une réalisation stupide et sans esthétique, quand il s'agissait au contraire de la cohérence plastique du non style, fusionnant la forme et son sujet : une certaine idée des changements de la société au vu des environnements virtualisés et de leur impact culturel (écrans numériques, archives, histoires, culture, etc.)

Cette célébration décréta la fin du naturalisme renforcé d'effets qui avait édifié le cinéma précédent, le polar, le gore, les machines intelligentes à l'image de l'homme, comme celle de la vérité des formes techniques renversée par l'illusion subliminale de la virtualité numérique : une belle réalité en fait que celle de la virtualité technologique, capable de réintégrer toutes les autres mais les altérant…

Disparition du temps de déplacement représentant l'univers délocalisé de la communication instantanée, juxtaposition des géo-topologies à l'égal de leur présentation sur les écrans en ligne, montage samplé, accélération subliminale de certains plans, contradictoirement opposés au seul effet spectaculaire plutôt ralenti : la trépanation agie en ellipse dans l'image des plus réalistes, filmée à hauteur d'homme (à propos des drogues palliatives…)

Faisant mythe de tout ce qui l'avait précédé (les camaïeux monochromes appliqués à l'évocation du passé cinématographique, pour dénaturaliser leurs actualisations mais aussi les pérenniser), et finalement radicalisant l'histoire par le jeu des attributions allégoriques des personnages, déplaçant en l'inversant toute la problématique sociale du bien et du mal, déconstruisant la mythologie de Frankenstein (le progrès de la trépanation, perceptible non d'après la visibilité d'une réduction de la masse du cerveau, mais à travers ses effets : diminution de l'état de veille du patient prélevé, ralentissement de ses propos, baisse de sa voix) etc… Hannibal prédisait le retour en force du réalisme contre-naturaliste, comme violence stylistique des récits symboliques, critique des effets spéciaux, et à l'opposé, la délivrance de l'onirisme hypervirtuel comme illusion, critique de la communicaiton numérique.

Ici le cerveau de l'homme sans éducation était proclamé sans valeur hormis gustative, nous dirons inversement proportionnelle à l'absence de vertu de celui qui le transportait… A l'ère des cerveaux intelligents des ordinateurs experts, cela exigeait néanmoins un apprentissage. Et au fond, les seuls parents ou initiateurs désignés n'étaient-ils pas une grande criminelle (la mère tuée par Clarisse Sterling au début du film) ou Hannibal lui-même, délocalisé dans l'avion, père symbolique choisi par l'enfant auquel il allait faire goûter de la cervelle humaine : quand le caviar n'était plus ce qu'il avait été ?

Aux extrêmes « malin »et vertueux, se révélait le dualisme ouvert des nouvelles destinées anthropologiques (Hannibal Lecter et Clarisse Sterling)… et le retour désenchanté des genres héroïques en errance. Evénement socio-allégorique en lequel le film qui avait déplu au bon goût en faisait justement la critique organiquement, déchaînant le rejet médiatique. Par la suite, le bouche à oreille des amateurs de la télédistribution numérique fit à lui seul toute la différence en matière de réputation et de tendance de l'environnement sensible.

Les censeurs du bon et du mauvais goût confondant Venise et Florence (fiche du film mise en ligne par la revue Première) étant capables d'une telle méprise, n'auraient pu identifier un film détonnateur-dénotateur culturel, innovant une réflexion socio-philosophique sur la nature concrète des archives en mémoire, au contact de l'économie de l'immatériel, de la plasticité de la communication numérique, de la démocratie occidentale, de la puissance de l'argent... Le tout à l'issue de la vérité, autrefois attachée dans les arts techniques aux écarts représentatifs à distance de la vie...

Et c'était tant mieux, tant de malentendus de l'opinion, perturbée par ces changements non repérés par les technostructures des Etats, avaient déjà accrédité les pires facéties socio-politiques au nom de l'expertise, quand cela même avait perdu son sens du vrai et du juste, depuis longtemps éclipsés dans la conscience collective.

A.G.