MAFIA - MODULE 2
J'ai le sentiment de n’avoir jamais quitté la posture de l’effroi. Depuis l'enfance,
aussi loin que mes souvenirs me ramènent, il me semble avoir eu un rapport au monde essentiellement fondé sur l’effroi, sur l'incompréhension totale du
mouvement des êtres qui m'entouraient, du mouvement du monde, de l'organisation
générale des affaires, et ce depuis l’enfance. Je me souviens par exemple que
mon père croyant bien faire, et faisant bien sans doute, m'emmenait le dimanche
matin au jardin public, proche de son domicile à Bordeaux, et arrivé, déjÃ
effrayé à la perspective des meutes d'enfants que j’allais devoir affronter, en
serrant fort contre moi le petit bateau à voile qu'il m’avait offert et que j'étais supposé de prendre plaisir à faire naviguer dans le petit bassin de ce
parc -- en arrivant dans le parc, j'étais tout de suite pris d’un sentiment de panique sachant par avance que mon père allait m'inviter de façon extrêmement pressante, et dans un français tout à fait approximatif, à aller jouer avec les enfants monstres de mon âge, bruyants, braillards, courant en tous sens, et qui eux n’avaient absolument aucun problème pour occuper le territoire et l'espace de cette place. Ce que je ressentais en fait c’était une distance, la matérialité d’une distance, d'une distance absolument infranchissable entre ces enfants et moi, et j'imagine que l'injonction paternelle, fermement répétée, ne devait qu'ajouter à mon désarroi et à l'ampleur de ce sentiment -- que je qualifie aujourd'hui d'effroi.
Mon père me parlait très peu de lui, ne me parlait jamais de lui. Il me parlait quelques fois de son pays, mais rarement, et parfois se mettait en colère, mais rarement. Et quand il se mettait en colère, c’était une colère sourde, rentrée, profonde, liée à son statut d’immigré, à son incompréhension totale du monde des femmes, et d'une certaine manière à sa propre incapacité de, lui aussi, sortir de
l’effroi. / / / / /
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I have the feeling to have never left the posture of the dismay. Since the childhood, so far as my memories get me back in the past, it seems to me to have a relationship with the world essentially based on the dismay, on the total incomprehension of the movement of the persons who surrounded me, of the movement of the world, the general organization of the affairs, and it since the childhood. For example, I remember that my father believed to do well, and did it well doubtless, took me on Sunday morning to the public garden close to his home in Bordeaux, and I arrived already frightened in the perspective of the packs of children that I was going to confront. Squeezing hardly against me the small sailboat which he had offered me --and I was supposed to take pleasure to sail it in the small pond of this park. In the park, I was immediately taken by a feeling of panic, I knew in advance that my father was going to invite me, in a extremely pressing way and in completely approximate French, to go to play with the children-monsters of my age, noisy, running in any direction, and who had absolutely no problem to occupy the territory, the space of this square. What I felt in fact it was a distance, the materiality of a distance, an absolutely unbridgeable distance between these children and me; and I imagine that the firmly repeated paternal order should add to my confusion and to the scale of this feeling that I qualify as dismay today.
My father talked about him not much, never talked to me about him. He talked to me several times about his country, but rarely and sometimes, got angry but rarely. And when he got angry, it was a deaf, brought in, deep anger, bounded to his immigrant's status, to his total incomprehension of the women's world, and the certain way in his own incapacity, too, to get out of the dismay.