MAFIA - MODULE 15
J'en reviens maintenant à ma conversation avec la morte de la campagne toscane... Un jour, j'ai lu l'anecdote suivante -- je crois que l'histoire se déroulait quelque part dans sud de la France, sans doute du côté des calanques marseillaises -- un homme, un chauffeur de taxi, en ballade au bord des calanques, arrête sa voiture, sort de sa voiture pour faire quelques pas, et aperçoit en contrebas une forme
humaine, en équilibre précaire au bord de la falaise. Il en déduit immédiatement
que la forme, qui s'avère être une femme, va se jeter dans le vide. Il s'approche, lentement... Il est à une distance trop grande pour pouvoir l'attraper, et
suffisamment proche pour pouvoir lui parler. Il engage alors la conversation
avec elle, s'approche petit à petit, finalement il se trouve à portée de main, Ã
portée de corps, à portée de voix, et il entreprend une conversation... Il va lui
parler pendant 5 heures, personne ne saura jamais ce qu'il lui a dit. Toujours
est-il que 5 heures plus tard, quand il se retourne pour regagner la route, la
femme le suit. Ni elle, ni lui ne feront des confidences sur ce qu'il a pu dire,
ce qu'elle put entendre, et ce qui a pu faire pour qu'elle revienne, sur le
bord de la route.
Cette anecdote... rapportée par la presse locale à l'époque, m'avait profondément ému parce que le fait qu'une conversation s'engage, dont on ignore tout, le fait qu'un destin bascule, parce qu'une conversation a lieu, le fait que... le saut dans le vide ait reculé dans le temps et dans l'espace, par le simple fait, de la voix sortant d'une bouche, traversant l'espace, et traversant un coeur, le fait de la parole, à ce moment là , c'est quelque chose, bien plus qu'un trésor, quelque chose qui est bien plus qu'une preuve, quelque chose qui est bien plus qu'une prière -- mais quelque chose qui relève du mystère. Du mystère au sens où l'on peut parler de mystère quand on parle des grottes de Lascaux, où l'on peut parler de mystère quand un vivant s'adresse à un mort.
J'ai parlé à la morte pendant des heures, et je ne dirai pas évidemment, ici, de quoi j'ai parlé. De toute façon, même si je le souhaitais j'en serais incapable, n'étant
plus très sûr de moi aujourd'hui, quant à ce qui s'est passé effectivement ce
jour là , et quant aux images, et aux paroles, qui sont sortis de ma bouche. Même si, par commodité sans doute, j'affecte de penser qu'elle a tout entendu et tout transporté avec elle, je sais qu'il s'est joué ce jour là quelque chose entre elle et moi, entre moi et le monde, quelque chose de décisif, dont les tenants et les aboutissants m'échappent complètement. Alors même qu'elle était confrontée au concret de la mort, moi je me trouvais confronté à l'abstraction de la clandestinité. Je
savais, à partir du moment où j'avais dérogé à la règle principale -- ne jamais
s'approcher du cadavre, ne jamais rentrer en contact avec le mort -- je savais
qu'à partir de ce moment là , j'allais vivre, une triple clandestinité. J'allais
devoir m'évanouir aux yeux mêmes de mon organisation; j'allais devoir m'évanouir
aux yeux mêmes du monde, et j'allais m'évanouir à moi-même.
Tout s'est donc passé à ce moment là , comme si, par cette femme, j'accédais
à quelque chose d'autre. Comme si par ce sacrifice, j'accédais à une nouvelle forme de naissance ; mais à une forme de naissance vaine, puisqu'elle me projetait dans un vide sidéral, celui de la clandestinité. Un vide sans objet, un vide... sans perspective, un vide sans résonance, un vide sans écho. D'une certaine manière, je peux dire maintenant que... je venais de renaître en la tuant, mais que cette renaissance me conduisait vers un néant "épiphanique". Et je peux dire également, que.. elle mourut sans façon, et que cette mort ouvrait un espace "épiphanique" lui aussi, mais totalement sans objet. / / / / /
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Now I come to my conversation with the dead woman of the Tuscany campaign. One day I read the following anecdote -- I believe that the story took place somewhere in the South of France, doubtless at the side of the Marseilles creeks ; a man, a taxi driver, in ballad in the edges of creeks stops his car, gets out of his car to make some steps, and perceives below a human shape in precarious balance at the edge of the cliff. He deducts immediatly that the shape, which is a woman, is going to burst her into the void. He approaches slowly. He is for a too big distance to be able to catch her, and close enough to be able to talk to her. He engages then the conversation with her, approaches little by little, finally he is nearby in a hand distance, in nearby in a body distance, in nearby by the voice, and he begins a conversation .He is going to speak to her during 5 hours; no-one will ever know what said to her. Always that 5 hours later, when he turns around to get back to the road the woman follows him. Neither her nor him will make confidences, on what he was able to say, what she been able to hear, and what could he do to her to returns on the side of the road.
This anecdote brought back by the local press in the time had profoundly upset me because the fact that a conversation starts of which we ignore everything, the fact that a destiny turn around because a conversation begins in a place, that the jump in the void is shrinck back in the time and in the space by the simple fact, of the voice bringing out of a mouth, crossing the space, and crossing a hearth. The fact is the parole at this moment is something which is much more than a treasure, something which is much more than an evidence, something which is much more than a prayer but something which recovers from the mystery. The mystery when we can speak about mystery when we speak about Lascaux caves ; where we can speak about mystery when an alive speaks to a dead man directly.
I spoke to the dead woman during hours, and I shall not say obviously, here, about what I talked. Anyway, even if I wished it, I shall be incapable, not being very sure any more of me today about the event took place effectively this day, and about the images and the words which went out of my mouth. Even if to my liking, I would pretend to think that she heard everything and quite transported with her, I know that it acted this day, something between her and me, between me and the world, something decisive, of which the ins and outs escape me completely. Even when she was confronted with the concrete of the death, me I was confronted with the abstraction of the clandestineness. I knew from the moment I had broken the main rule, never to approach the corpse; never to be in contact with the dead body. I knew that from this moment, I was going to live a triple clandestineness. I was going to have to disappear in the eyes of my organization; I was going to have to disappear in the eyes of the world and I was going to disappear for myself.
Everything it is spent at this moment, as if by this woman, I reached something else. As if by this sacrifice, I reached a new shape of birth. But in a shape of vain birth because it threw me in a sidereal space, of the clandestineness, a groundless space, a space without vantage, a space without resonance, a space without echo. In a certain way, I can say now that I had been reborn by killing her, but that this revival led me towards an "epiphanic" nothingness. And I can say it that she died without ceremony, and that this death opened to an "epiphanic" space too but totally groundless.