A l'occasion de la parution francophone de Un manifeste Hacker -- titre original anglophone A Hacker Manifesto -- de McKenzie Wark, traduit par "Club post-1984 Mary Shelley and C° Hacker Band" aux éditions Criticalsecret, nous avons organisé un débat avec l'auteur dans le bistrot historique des Situationnistes : La Tartine, 24 rue de Rivoli, à Paris IVe. Le débat est animé par Nathalie Magnan.
RITOURNELLE :
2006-2007 : Il y a une quarantaine d'années, quasiment au moment de la naissance de McKenzie Wark, "La tartine" est un des cadres électifs de Guy Debord pour discuter avec ses amis radicaux, alors qu'il habite dans Le Marais. Lieu symbolique abstrait s'il en est, car l'aspect du lieu a changé depuis plus de dix ans, remis à neuf dans une conception internationale de l'ancien, avec une seconde ouverture sur la rue du roi de Sicile. Mais c'est toujours ce bistrot au même nom, à la même adresse de sa façade principale rue de Rivoli, et dedans il reste des murs avec des panneaux peints d'origine. Marque du temps actuel aux doubles façades, voici à d'autres titres le signe de l'atopie [1] en place d'utopie, dans le monde métapolitique (après le politique) qu'est devenu le nôtre, dont la première phrase de notre Manifeste de Hacker ouvre un récit ironique : "Un spectre hante le monde, le spectre de l'abstraction (...)". Un siècle et demi avant, c'est la première phrase du Manifeste du parti communiste (1847) : "Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. (...) ".
En fait, McKenzie Wark situe son ouvrage dans la tradition du plagia critique inauguré en 1967 par La société du spectacle, qui commence par la phrase : "Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. (...)", anamorphose de la phrase qui commence Le capital de Karl Marx : "La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchandises » (...)" (1867)...
L'internationale situationniste touche à sa fin, quand Guy-Ernest Debord publie, pour la première fois en 1967, ce livre radical qui le fera internationalement connaître ; alors, il fréquente encore "La Tartine"... Mais "La Tartine" existait avant lui [2]...
Les intervenants : Waddick Doyle, Jean-Marc Terrasse, Anne Querrien, Stephen Wright, Nathalie Magnan ; les participants : l'éditeure Aliette G. Certhoux, Daniel Guibert, premier lecteur et correcteur de la version française imprimée, DeeDee Halleck, Alexandre Gurita, David Guez, Paul Mathias, Mathias Richard, la traductrice simultanée de l'ambiance bilingue, volontaire qui hélas ne nous a pas laissé son nom, et une petite assemblée de Hackers singuliers et d'amateurs créatifs de pensée radicale, venus honorer l'auteur à Paris.
C'est après le salon de la revue, la semaine suivante : le mardi 17 octobre 2006, dans la soirée.
Simon Guibert prend du son avec des ressources minimales, puis il dressera les modules du podcast.
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[1] "Appelons atopie [5] cette faculté qu'ont nos pensées de nous transporter hors de nous-mêmes, dans un voyage immobile. Alors, cette belle unité, l'ici et le maintenant, peut être considérée comme une utopie dans laquelle nous serions débarrassés de l'atopie de nos pensées. Cette unité utopique, nous pouvons la vivre dans des expériences fortes mais brèves, où l'atopie de nos pensées est suspendue et fixée solidement au corps de chair : comme dans le rapport sexuel heureux, ou dans diverses formes d'ivresse (le jeu, la fête, la guerre). [...] Socrate est dit dans les Dialogues de Platon, à plusieurs reprises, « atopos» : atopique, sans lieu, hors lieu, bizarre, imprévisible, atypique. Et s'il s'agissait d'une qualité relevant de l'essence de la pensée humaine ?" ; Jean-Jacques Delfour ; Plus tard -- ailleurs ; extrait de la conférence d'ouverture de la saison 2004-2005 du Café des Sciences et de la
Société du Sicoval ; Le Portique, 13/10/2004.
[2] En fait, la topologie urbaine de La Tartine, quand les situationnistes autour de Debord l'intègrent, est structurée par le cadre moderne, à hautes cloisons masquant la salle du fond, dans l'esprit décoratif viennois des avant-gardes des vingt premières années du XXe siècle. Alors, Jean Cocteau s'éprend du talent fulgurant du jeune Radiguet rencontré chez Max Jacob, avec leurs amis sans le sou, tout près de la gare de la Bastille. Quand Robert Desnos n'est encore qu'un jeune commis livreur dans ce quartier populaire des "bougnats", également proche des Halles.
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EXTRAITS DU LIVRE :
In memoriam : Kathy reine des pirates Acker
Cette terre est votre terre, cette terre est ma terre Woody Guthrie
Cette terre est votre terre, cette terre est ma terre La bande des quatre
Cette terre est votre terre, cette terre est ma terre Luther Blisset
Chapitres : > ABSTRACTION > CLASSE > ÉDUCATION > HACKING > HISTOIRE > INFORMATION > NATURE > PRODUCTION > PROPRIÉTÉ > REPRÉSENTATION > RÉVOLTE > ÉTAT > SUJET > SURPLUS > VECTEUR > MONDE > Notes.
001
Un spectre hante le monde, le spectre de l'abstraction. Les fortunes des États et des armées, des entreprises et des communautés en dépendent. Toutes les classes en lutte, dirigeantes ou dirigées, le révèrent et même le craignent. Notre monde est celui qui s'est aventuré, en aveugle croisant les doigts, dans le nouveau.
009
L'histoire est production de l'abstraction et abstraction de la production. Ce qui rend la vie différente d'une époque suivant la précédente, c'est l'application de nouveaux modes d'abstraction, à l'oeuvre d'arracher la liberté à la nécessité. L'histoire est le virtuel rendu actuel, hack après hack. L'histoire est le cumul de la différenciation qualitative de la nature, en tant qu'elle est hackée.
014
C'est par l'abstraction que le virtuel est identifié, produit et libéré. Le virtuel n'est pas seulement le potentiel latent de la matière, c'est le potentiel du potentiel. Hacker c'est produire ou appliquer l'abstraction à l'information et exprimer la possibilité de nouveaux mondes au-delà de la nécessité.
126
L'information tend à être libre, mais partout elle est enchaînée.
199
La classe Hacker doit penser tactiquement ses rapports à la propriété, équilibrer la propriété publique et la propriété privée à l'échelle de l'intérêt de classe et à celui de l'alliance de classes, mais en sachant que la privatisation de l'information n'est pas son intérêt de classe à long terme. Une partie de sa stratégie peut être le ralliement des autres classes dans une alliance pour la production publique d'information. Mais une autre stratégie peut être de développer en même temps une autre forme de propriété -- la propriété comme don.
208
Toute représentation est fausse. Une imitation diffère de la nécessité de ce qu'elle représente. Si elle ne le faisait pas, elle serait ce qu'elle représente, et donc pas une représentation. La seule vraie représentation fausse est la croyance dans la possibilité d'une représentation vraie.
335
Le vecteur exerce un pouvoir sur le monde entier, mais un pouvoir qui n'est pas distribué également. Rien dans la nature du vecteur ne détermine s'il peut être déployé ici plutôt qu'ailleurs, entre ces gens plutôt que d'autres, entre ces villes plutôt qu'entre ces arrière-pays, entre ces empires plutôt qu'entre ces périphéries. Rien ne permet de dire dans l'abstrait, du vecteur, que les flux qui le parcourent doivent aller dans une seule direction, du patron à la petite main, de la métropole à la province, de l'empire à la colonie, du monde surdéveloppé au monde sous-développé. Et c'est pourtant ce que fait le vecteur, tel que nous l'observons. Cette application encore limitée d'un potentiel illimité est la véritable condition du vectoral. Comme forme en géométrie, un vecteur est une ligne d'une portée finie, mais d'une position indéterminée. Comme forme en technologie, un vecteur est un moyen de mouvement, qui a des qualités finies de vitesse et de puissance, mais pas d'application prédéterminée. Un vecteur est en partie déterminé, en partie ouvert. Un vecteur est en partie réel, en partie virtuel. Tout ce qui est déterminé par la technologie constitue la forme dans laquelle l'information est objectivée, mais ni le lieu et ni comment. Le fait que le développement vectoral soit un développement inégal demande une analyse qui aille au-delà du fétichisme de la technique, jusqu'à la forme de pouvoir de classe qui s'empare de l'ouverture virtuelle et la restitue comme inégalité réelle.